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Décentralisation

Un enjeu pour toute l'Économie Sociale et Solidaire

Un peu de théorie

Pour comprendre les enjeux de la décentralisation, il faut distinguer Internet et le web. Le premier est une interconnexion de réseaux (réseaux gouvernementaux, réseaux privés, réseaux publics, etc.) et repose à la fois sur des infrastructures techniques et sur l'usage de protocoles permettant à des informations d'être échangées entre machines et entre réseaux. Le second est autrement appelé la « toile mondiale » (world wide web). C'est l'une des couches applicatives d'Internet permettant à des contenus d'être lisibles tout en étant liés entre eux, en particulier grâce au protocole HTML (ce que vous voyez la plupart du temps en « surfant sur la toile »).

Dans un monde numérique idéal, il n'est nulle part question de centralisation de l'information ou de concentration des ressources techniques : tout devrait fonctionner de manière autonome, c'est-à-dire indépendamment d'un opérateur sans lequel les échanges seraient impossibles.

Normalement, avec Internet, si un des nœuds du réseau fait défaut, les paquets d'informations peuvent toujours circuler : ils passent par d'autres chemins maintenus par une pluralité d'acteurs.

Centraliser, concentrer

On parle de centralisation ou de concentration dès lors qu'un de ces acteurs rend obligatoire le passage des contenus informatifs par des protocoles ou des formats que lui seul connaît ou autorise (centralisation forcée de l'information) ou par ses machines et systèmes techniques  à lui (concentration des ressources). Cela peut être par exemple un gouvernement répressif qui concentre les communications de son réseau national de manière à les censurer. Mais ce peut être aussi un opérateur commercial qui cherche à garder captif⋅ve⋅s ses utilisateur⋅rice⋅s, afin de leur distribuer de la publicité et pour récolter leurs données personnelles. C'est l'exemple typique de Facebook qui ne permet pas à ses utilisateur⋅rice⋅s de communiquer avec d'autres utilisateur⋅rice⋅s non membres sans utiliser les outils de Facebook. Mais c'est aussi l'exemple de Google/Alphabet et son service de vidéos Youtube : certes vous pouvez toujours visionner des vidéos sans vous inscrire mais à cause de la place prépondérante qu'a pris Youtube dans le monde, il est devenu presque impossible à d'autres organisations de proposer un tel service, à la fois pour des raisons financières mais aussi parce que Google/Alphabet a acquis une situation hégémonique.

Pour maîtriser, contrôler et surveiller toujours davantage la circulation des informations sur le web et renforcer leur modèle économique, les acteurs hégémoniques ont fini par concentrer aussi une grande part d'Internet en imposant leurs propres infrastructures techniques (fermes de serveurs, services d'hébergement, et même l'acquisition de câbles sous-marins reliant les continents).

La neutralité

L'un des principaux leviers permettant de faire face à ce qui peut s'apparenter à un hold-up sur l'information mondiale, c'est le concept de neutralité du réseau. C'est à la fois un principe et un outil juridique : la neutralité du réseau implique qu'un message doit circuler de la même manière indépendamment de son contenu, de l'émetteur ou récepteur. Que diriez-vous si une dépêche journalistique venait à être systématiquement ralentie ou modifiée selon la tendance politique du site d'information qui la diffuse ou selon à qui appartiennent les « tuyaux » via lesquels elle transite ? Ou plus simplement, laisseriez vous votre facteur⋅rice ouvrir votre courrier et trier lui⋅elle même, selon le contenu, entre ce qu'il⋅elle vous remettra dans la journée et ce que vous ne recevrez que plusieurs jours après ?

Telles sont les raisons qui poussent aujourd'hui de nombreuses organisations à plaider pour une (re-)décentralisation d'Internet, autrement dit mettre fin aux pratiques hégémoniques des grandes entreprises mondiales des services numériques et favoriser l'usage de protocoles ouverts. C'est aussi l'occasion pour de nouvelles formes d'économie de voir le jour, basées en particulier sur  les échanges de pair-à-pair. Mais attention, de nouveaux modèles d'affaire échappant à toute régulation (notamment lorsqu'ils utilisent des technologies de type blockchain) peuvent aussi bien constituer une menace pour les libertés en concentrant à leur manière les compétences et les finances. Si le logiciel libre trouve sa force dans la pluralité des initiatives, l'éthique n'en est pas moins importante.

La décentralisation d'Internet est un enjeu de l'ESS

Dans ce contexte, l'Économie Sociale et Solidaire parle peu ou prou le même langage. En effet la gouvernance classique des entreprises et des institutions est généralement pyramidale, avec une forme de centralisation de l'information pour des besoins de contrôle. Dans un modèle coopératif, au contraire, la solidité de la structure dépend de plusieurs niveaux démocratiques de régulation, ce qui aboutit à une décentralisation des instances décisionnelles. Cela traduit un besoin très fort d'autonomie numérique. En effet, il serait parfaitement contre-productif de recentraliser la décision en utilisant les services Internet d'une seule entreprise hégémonique : cela revient à mettre en danger les données de toutes les personnes utilisatrices, rendre les processus décisionnels dépendants d'un acteur tiers dont la confiance et la fiabilité peuvent être mises en doute, et cela remet aussi en cause l'autonomie numérique de l'organisation qui les utilise.

Les valeurs de l'ESS, en particulier dans le monde associatif, vont presque naturellement à l'encontre des pratiques numériques marchandes. Même s'il n'est pas toujours facile et souvent coûteux de mettre en place des systèmes d'information et de communication autonomes et basés sur des logiciels libres, il est de plus en plus indispensable de le faire. On peut suivre pour cela l'exemple des CEMÉA, avec le projet Zourit.

Les compétences n'étant pas toujours disponibles, le grand principe de solidarité doit alors jouer à plein : mutualiser ces compétences entre organisations de l'ESS, faire appel à des acteurs éthiques et solidaires faisant eux-mêmes partie de l'ESS, évaluer la confiance dans ces acteurs éthiques, essaimer les pratiques de manière à favoriser la décentralisation d'Internet et l'autonomie de tou⋅te⋅s.